Les formats propriétaires

par Jean-Philippe Gaulier, quelque part en 2006.

Afin d'avoir une vision globale, il faut remonter quelques cinquante années en arrière. En effet, à cette époque là, nous en étions aux balbutiements de l'informatique, tout juste bon à faire tenir un ordinateur dans une salle grande comme un salon. Quelques ingénieurs un peu toqués ont voulu transférer un jeu d'un ordinateur à un autre. Pourtant, à l'époque, contrairement à aujourd'hui, il était impossible de transférer un programme d'un ordinateur à un autre, car pas une seule machine ne discutait dans la même langue que sa voisine. Cela ne les a pas empêché de le faire et dans cet élan, ils ont créé ce que l'on considère comme l'informatique moderne. Une question reste en suspend cependant. Le lecteur attentif se la sera d'ailleurs posée : mais comment diable ont ils fait pour transférer le jeu, si aucune machine n'était compatible ? . La réponse peut résider en quelques mots anodins. Voire se résumer en trois mots qui pourraient révolutionner une partie de l'industrie, si elle en avait conscience. Connaissance des formats. C'est bien parce que ces ingénieurs connaissaient les caractéristiques exactes de leur matériel.

Revenons en à l'actualité. Aujourd'hui, dans le monde occidental, il est presque inconcevable, si l'on ne veut pas se faire traiter de hasbeen , de ne pas avoir d'ordinateur. En une quinzaine d'années, un matériel qui n'était accessible que pour une population aisée a vu son prix de production et donc de vente tomber de manière vertigineuse de façon à en faire un objet quasiment commun pour tous les ménages n'ayant pas encore atteint la cinquantaine. Chacune de ces bestioles est équipée d'un système d'exploitation, visant à être l'interface entre le matériel et le logiciel. Sur celui-ci s'intègre donc une couche dite logicielle, ce qui nous amène à l'objet de cette diatribe.

Dans l'introduction, nous avons eu un aperçu rapide de l'important rôle qu'à pu jouer la documentation dans l'histoire de l'informatique. Ce rôle semble aujourd'hui complètement effacé par le modèle économique. En effet, actuellement, on emploie des techniques juridiques pour amasser de l'argent, sans se soucier de l'impact. Vous ne pouvez pas prendre connaissance du fonctionnement interne de votre logiciel. Comparé à une voiture, cela signifie que le constructeur vous interdit de soulever le capot pour voir ce qui se passe dessous. Pour un théorème, vous nous donnez les valeurs initiales qui vous intéressent et on vous rend un résultat auquel il faut que vous fassiez confiance aveugle et sur lequel vous n'avez aucun droit de regard, en tous cas quant au processus qui a permis de le rendre possible.

L'interropérabilité reste le maître mot. Aujourd'hui, on apprécie qu'un postulant ou un partenaire soit bilingue ou trilingue, c'est à dire qu'il puisse parler sa langue natale et d'autres. L'exemple le plus marquant en terme de traduction est la pierre de Rosette qui permit le déchiffrage et donc la compréhension de l'égyptien ancien. On considère donc comme un net progrès la possibilité de comprendre les autres, après avoir trouvé des passerelles de traduction. C'est exactement ce qu'empêche les formats propriétaires. Ils interdisent tout autre matériel de parler le même langage qu'eux, sous peine de procès.

C'est rude, n'est ce pas ? Alors que dans la vie réelle, on loue les polyglottes pour leur savoir, c'est tout le contraire dans le monde informatique, on bride ceux qui veulent donner l'accès au plus grand monde.

Ah oui, mais c'est la base de l'économie, me dira t-on, de garder le secret qui nous laisse indétrônné. En vérité, le croyez-vous réellement ? Le HTML est le langage le plus employé par le monde et il permet à de nombreuses sociétés de vivre, en commençant par les fabriquants de logiciels, en passant par les SSII et en terminant par les gestionnaires. Et ce n'est pas tout ! Qu'en est il de la pérennité ? On regrette souvent que la bibliothèque d'Alexandrie soit partie avec tous ses manuscrits, mais à quoi auraient ils servit si personne n'avait pu les lire ? C'est pourtant ce que l'on prône en informatique. Avez-vous encore des fichiers word2 ? Essayez-vous à les ouvrir avec la dernière mouture, vous serez surpris. La compatibilité ascendante, c'est à dire vers les logiciels les plus anciens, ne se fait que peu ou pas du tout. Et pourtant le consommateur accepte cela ? Pourquoi ? Car il est complètement désinformé. On lui fait miroiter des tas de nouvelles options qui ne lui serviront jamais, on lui dit que ce nouveau logiciel est plus mieux que l'ancien, que les icônes sont plus belles... Et alors ? L'utilisateur ne désirait-il pas, lui, avoir accès à ses données et continuer à avoir un outil simple plutôt qu'une usine à gaz ?

Il n'en sait rien. Noyé sous la promotion, sous les "on-dit", il fait comme son voisin, il propose un .doc. Il devient roulement à bille et fait avancer l'engrenage de la méconnaissance. C'en est fait, un de plus. On se moque des moutons, mais Panurge doit bien en rire. En effet, en distribuant ce format propriétaire, ou un autre, vous obligez l'utilisateur distant, votre vis-à-vis, à s'adapter au seul logiciel qui peut lire votre document. Pourquoi ? Encore une fois, car la société détentrice de votre format ne veut pas partager son format et se rendre compatible avec d'hypothétiques concurrents.

Je pose donc cette question ouverte, doit-on, ou non, jouer le jeu de telles sociétés, qui veulent nous cacher les mécanismes les plus élémentaires selon lesquels sont conservés nos données ? Doit-on, ou non, jouer le jeu de telles sociétés, qui se veulent tellement parfaites qu'elles empêchent par tous les moyens possibles d'hypothétiques concurrents de venir jouer sur leur terrain ? Doit-on, ou non, jouer le jeu de telles sociétés, qui pour leur bénéfice ne désirent pas maintenir les différents formats qu'elles ont créés ?

Peut être connaissez-vous les brevets ? Ce petit bout de papier qui vous attribue l'invention d'une formule ou d'une méthode quelconque. C'est cette méthode que tente de valider les sociétés de formats propriétaires, afin que toute personne qui voudrait être compatible avec leurs logiciels doivent leur verser des royalties. Votre sentiment coïncidera avec cette question : La connaissance doit-elle être pour tous ou réservée aux plus riches ?